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« ANC en crise, 30 ans après »

Le samedi 27 avril, une atmosphère mélancolique enveloppait Pretoria lors de la célébration des 30 années marquant les premières élections multiraciales de 1994, aussi désignées sous le nom de Journée de la liberté. L’immense tente installée dans la plaine située au-dessous de l’enceinte présidentielle des Union Buildings était à moitié déserte. Ce qui aurait pu être une riche célébration populaire s’était réduit à une simple cérémonie officielle, avec les représentants du corps diplomatique en vedette et les militants du Congrès National Africain (ANC), le parti au pouvoir, en arrière-plan.

C’était également un jour d’anniversaire pour l’ANC; la célèbre organisation anti-apartheid née en 1912, ne prenant le pouvoir qu’en 1994 lors de l’élection de Nelson Mandela, le premier président noir de l’Afrique du Sud. Cette commémoration se déroulait en plein milieu de la campagne électorale, un mois avant les élections générales du 29 mai où l’ANC pourrait perdre sa majorité.

Ainsi, l’administration saisit chaque opportunité pour faire l’éloge de ce qu’elle a accompli. Pour illustrer les progrès réalisés par les citoyens depuis 1994, elle a créé le concept du « Tintswalo », un archétype qui représente le jeune sud-africain moderne qui a réussi à grimper l’échelle sociale grâce aux programmes de l’ANC. « Je suis un Tintswalo et on trouve des Tintswalo dans tous les foyers », s’est vanté Ronald Lamola, le ministre de la justice âgé de 40 ans qui a fait ses débuts en politique à travers l’aile jeune de l’ANC.
Le vent de changement souffle.

Lors d’un événement récent en Afrique du Sud, divers acteurs de la société, y compris un acteur de télévision, un défenseur de la lutte contre le sexisme et la violence sexuelle, et d’autres « Tintswalo », ont partagé leurs expériences personnelles pour dresser le profil moyen du jeune Sud-Africain. Parmi eux, une voix représentative a émergé : celle de Samkela Mzenze, une femme de 32 ans au chômage depuis 2019 qui survit grâce à l’aide de sa famille. Elle est l’une des plus de 38 % de Sud-Africains âgés de 25 à 34 ans à la recherche de travail, selon les statistiques officielles du second semestre 2023.

Mzenze, cependant, ne cherchait pas à se joindre à cet événement pour saluer les accomplissements du gouvernement actuel. Elle a utilisé l’occasion pour encourager la jeunesse à voter pour un futur meilleur. « L’ANC a fait son travail, mais il est temps pour de nouvelles figures de se manifester », préconise-t-elle.

Un vent de changement souffle actuellement sur la politique sud-africaine. Selon un sondage Ipsos publié lors de cette journée, seuls 40% des électeurs envisagent de voter pour l’ANC lors des élections générales du 29 mai 2024. Si ces chiffres se confirment, l’ANC perdrait pour la première fois la majorité et serait contraint de constituer un gouvernement de coalition. Le parti de Nelson Mandela, autrefois associé à la lutte contre l’apartheid, perd peu à peu l’attachement des citoyens à cette mémoire historique. Aujourd’hui, plus de la moitié de la population n’a pas vécu sous l’apartheid et n’a pas voté en 1994. Pour la génération précédente, qui avait fait la queue pour voter en 1994, le 27 avril reste un espoir déçu.

Le célèbre artiste Yvonne Chaka Chaka, âgée de 59 ans, a exprimé ses sentiments de douleur lorsqu’elle entend des personnes suggérer que les conditions étaient meilleures avant la période de l’apartheid. Elle a fortement affirmé que la situation n’était pas meilleure à l’époque et a expliqué que ceux qui sont nés après 1994 ne seraient pas aujourd’hui ici, car ils auraient été forcés de partir en peu de temps.

Le président Ramaphosa, quant à lui, a attiré l’attention sur le long voyage que l’Afrique du Sud a entrepris pour atteindre la liberté. Il a parlé de la façon dont la dignité des Noirs vivant en Afrique du Sud a été systématiquement et cruellement niée pendant plus de trois siècles, d’abord à travers le colonialisme et ensuite à travers l’apartheid. L’apartheid, selon lui, était une idéologie et un système conçus pour contrôler tous les aspects de la vie des personnes, visant à les humilier et les dégrader.

Cependant, l’histoire de la libération du pays perd de son influence auprès des électeurs. Jennifer Heuvel, une femme âgée de 78 ans vivant dans le quartier de Sophiatown à Johannesburg, se questionne sur la signification de la liberté lors de la célébration de la Journée de la Liberté. Jennifer proclame haut et fort que les Sud-Africains ne sont pas vraiment libres. Elle souligne l’incertitude ressentie, le manque de sécurité et de liberté de mouvement. Selon elle, la pauvreté rend le concept de liberté vide, surtout pour ceux qui vivent encore dans des conditions précaires sans emploi, nourriture ou logement.

Jennifer Heuvel est une ressortissante de la communauté classifiée « coloured » durant l’époque de l’apartheid, signifiant qu’elle est métisse. L’argent pour le paiement des factures d’électricité de sa modeste demeure, où espace est limité à un lit et un canapé, provient de l’aide de sa famille. Ses achats sont stricts et prudents puisqu’il n’y a pas de place pour dépenses excessives. Sa pension actuelle s’élève à seulement 110 euros. Malgré le mal du règne de l’apartheid, elle a avoué que c’était une période où la vie était possible. Jamais elle ne vota en faveur de l’ANC. En 1994 et aux dernières élections, elle a soutenu respectivement le Parti National, qui gouvernait durant l’apartheid, et l’Alliance Démocratique.

La surveillance de son complexe résidentiel pour personnes âgées est assurée par Vusi Nxumalo, un homme de 52 ans originaire de Soweto. Il se rappelle le 27 avril 1994 comme une journée « exceptionnelle ». Il n’a aucun regret pour avoir voté pour l’ANC. Malgré les espoirs d’une Afrique du Sud améliorée à la libération de Mandela, les choses ont mal tourné. Les changements qui se sont opérés ont entrainé une détérioration des conditions de vie, selon lui.

Sur le plan économique, les effets négatifs d’une redistribution économique limitée sont plus lourds que les avancées réalisées ces trois dernières décennies. Malgré tout, ces progrès sont considérables, citant l’adoption d’une nouvelle Constitution progressiste, l’accès universel à l’éducation, l’organisation d’élections libres, et l’électrification du pays.

Selon Xhanti Payi, économiste pour PwC, bien que des progrès significatifs aient été réalisés, trop de personnes restent en marge de ces améliorations, créant un sentiment de frustration et d’insatisfaction. Ainsi, comme le suggère Tessa Doom, sociologue, les Sud-Africains revendiquent simplement l’obtention de services fondamentaux, mais l’échec continu du gouvernement à les livrer et à les maintenir conduit à une insatisfaction généralisée. La plus grande illustration de ce problème est l’incapacité du gouvernement à fournir les logements sociaux promis aux plus démunis.

Bien que étant la première économie du continent africain, l’Afrique du Sud reste le pays avec les plus grandes disparités au monde, ce qui génère des générations de Sud-Africains vulnérables et insatisfaits. Verne Harris, directeur de la Fondation Nelson-Mandela, reconnait que la société est déprimée et exprime son inquiétude face à une possible lassitude démocratique, notamment envers les élections, seulement trente années après l’obtention du droit de vote.

Lors de la présentation du programme électoral de son parti le 24 février à Durban, le président Cyril Ramaphosa a tenté de justifier ce contexte en rappelant la jeunesse de la démocratie sud-africaine. A ceux désireux de constater des améliorations tangibles, il a souligné que la plupart des démocraties dans le monde sont centenaires, tandis que leur pays est encore en phase d’apprentissage.

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